Une amie géographe m'a transmis ceci:
Bénabar géographe ? A propos du zoo de Vincennes
Alors que sÂ’annonce le café géo consacré à la géographie du territoire animal (mardi 22 mars, 20h00, Paris, Café de Flore), la chanson de Bénabar sur le zoo de Vincennes - pure merveille poétique et géographique - nous revient aux oreilles. Elle exprime avec talent certaines problématiques liées à la place de lÂ’animal dans nos sociétés, et rappelle combien les zoos sont des lieux qui peuvent légitimement intriguer le géographe.
Tout zoo nÂ’a-t-il pas lÂ’étonnant pouvoir de faire se côtoyer des animaux qui nÂ’auraient jamais la chance, en « pleine nature », de se rencontrer. Le zoo fait ainsi « juxtaposer en un seul lieu réel (...) plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles », comme le disait Michel Foucault à propos des hétérotopies (Foucault, 2001). Aux yeux du philosophe, les hétérotopies sont des espaces autres, des lieux réels qui contestent les lieux qui les entourent, « sortes dÂ’utopies effectivement réalisées ». Or, ne trouve-t-on pas rassemblés sur les 14 hectares du zoo de Vincennes, dans le XII° arrondissement de Paris, plus de 1200 animaux, originaires de tous les continents ou presque (girafes, manchots, éléphants, rennes, loups, guanacos, ours, okapis, lémuriens...) ? Le zoo nous offre une planète animale en miniature, de même que le jardin se présentait comme totalité du monde :
« Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré qui devait réunir à lÂ’intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme lÂ’ombilic, le nombril du monde en son milieu, (cÂ’est là quÂ’étaient la vasque et le jet dÂ’eau) ; et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme. (. . .) Le jardin, cÂ’est la plus petite parcelle du monde et puis cÂ’est la totalité du monde. Le jardin, cÂ’est, depuis le fond de lÂ’Antiquité, une sorte dÂ’hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques) » (Foucault, 2001)
Loin de cette hétérotopie heureuse, Bénabar dénonce le « triste monde » du zoo de Vincennes. Le début de sa chanson est éloquent :
- Le rhinocéros du zoo de Vincennes
Sa peau est une écorce qui craquelle, il traîne
Licorne monstrueuse aux paupières de terre glaise
Mastodonte de peine sans espoir de remise
Vieillard, un enclos de béton vieux
Vieille gloire, un hospice de banlieue
A lÂ’étroit piégé dans le zoo de Vincennes
Une baleine noyée dans les eaux de la Seine
Quel chagrin, quel triste monde
Où la savane se fane à lÂ’ombre
De la fausse montagne du zoo de Vincennes.
La « baleine noyée dans les eaux de la Seine », à laquelle le rhinocéros est comparé, tout comme la juxtaposition de la savane et de la « fausse montagne du zoo de Vincennes », insistent sur cette curieuse biogéographie dÂ’un espace hétérotopique. Notons dÂ’ailleurs que Bénabar compare le zoo à un hospice et fait allusion à la prison (la remise de peine évoquée à la quatrième ligne et lÂ’enclos de béton vieux rappellent que tout zoo est un espace de captivité), lÂ’hospice et la prison étant deux autres hétérotopies évoquées par Foucault dans son texte sur les espaces autres, et bien sûr ailleurs dans son œuvre.
Mais la chanson de Bénabar va plus loin encore, abordant les représentations que lÂ’on se fait du sauvage et de lÂ’animalité. Dénonçant le ridicule du zoo qui finalement domestique les bêtes en croyant faire spectacle (et commerce) de leur animalité sauvage, Bénabar nous livre du même coup sa représentation de lÂ’animalité, qui serait à lÂ’opposé même de lÂ’humanité. Dans sa chanson, il rêve « de la savane et des vastes plaines », de « bêtes féroces », dÂ’éléphants dont les défenses ne soient pas « inutiles et ternies ». Ses comparaisons et métaphores anthropomorphiques se veulent des dénonciations, le zoo, « minable safari domestique », aurait Â’Â’dé-naturéÂ’Â’ les animaux : le lion devient « vieux beau à bedaine » victime de « calvitie », et les éléphants auraient besoin dÂ’un « Lexomil » face à « la déprime qui les gagne ». Ce quÂ’il dit du lion est parfaitement révélateur de cette logique théâtrale dÂ’un spectacle dénaturant :
- Il ne tourne même plus comme un lion en cage
A quoi bon encore jouer les bêtes féroces
Quand on ne fait même plus peur aux gosses
Remarquons aussi la logique spatiale à lÂ’oeuvre : cÂ’est parce que le lion est « loin de la savane et des vastes plaines » quÂ’il devient un « vieux beau à bedaine ». Effectivement, les sociétés occidentales ont longtemps considéré lÂ’animalité comme lÂ’envers de lÂ’humanité, donc comme reléguée au loin, dans la nature ; les sociétés humaines se réservant le côté culture. Pas étonnant, dès lors, dÂ’avoir des espaces dits sauvages qui soient « inévitablement » peuplés dÂ’animaux tout aussi sauvages se sent-on obligé de croire. Pour mémoire, chaque année 600 millions de visiteurs se pressent dans les quelques 10000 zoos du monde. Inversement, ce nÂ’est pas surprenant de voir des chanteurs comme Bénabar dénoncer lÂ’idée de mettre des animaux sauvages en plein espace urbain, cÂ’est-à -dire au cœur de lÂ’archétype de lÂ’espace humanisé : la nature a-t-elle vraiment sa place au cœur même de la culture ?
Mais la dichotomie humain/animal, sous produit de la dichotomie nature/culture, est plus troublante quÂ’il nÂ’y paraît. Souvenons-nous de ces zoos humains de la République coloniale, où des « indigènes » étaient présentés comme des « animaux », des sous-hommes dans cette logique. Le zoo de Vincennes nÂ’a-t-il pas dÂ’ailleurs été crée en 1931 juste en face de lÂ’Exposition coloniale ? Dans les mentalités de lÂ’époque, les « indigènes » vivaient dans un espace « sauvage » que les Occidentaux devaient coloniser, « civiliser », « mettre en valeur ». Rappelons ici que lÂ’aspect prétendument sauvage de ces espaces de lÂ’ailleurs justifiait la colonisation, en biffant opportunément que ces espaces étaient justement peuplés, habités, organisés, par des sociétés humaines, bien humaines...
Cette approche post-coloniale, Bénabar ne lÂ’aborde pas de front dans sa chanson. Il préfère retourner le questionnement.
- Est-ce que chez eux, les enfants dÂ’Afrique
Vont visiter des parcs zoologiques
Pour voir enfermées des bêtes qui viennent de loin
Des chats, des pigeons, des horodateurs ou des chiens ?
Le zoo de Vincennes, sinistre fête foraine
Arche de Noé de banlieue parisienne
Curieuse ménagerie triste et funèbre
Où les animaux sÂ’emmerdent
La dénonciation est alors double : dÂ’une part, « les animaux sÂ’emmerdent » au zoo et cela semble le revers inévitable de tout spectacle de fauves exotiques mis en cage ; dÂ’autre part, les visiteurs occidentaux sont soudain placés dans une relation culturelle inversée. Ce ne sont plus eux qui regarderont la culture des autres, mais les autres qui, tels des persans en France, regarderont la nature, et la culture, de lÂ’Occident avec le même regard exotique : oh des chats ! oh des pigeons ! oh des horodateurs ! Bénabar savait-il dÂ’ailleurs que le zoo iranien de Shiraz présente des chiens en cage ? En Iran, le chien nÂ’est pas un animal domestique et on comprend alors mieux sa place dans un zoo !
DÂ’où la fin de la chanson de Bénabar se découvrant lui-même indigène :
- Quel chagrin
Quel triste monde
Où la savane se fane à lÂ’ombre
De la fausse montagne du zoo de Vincennes.
Dire que jÂ’en suis lÂ’indigène...
Face aux risques dÂ’une telle lecture post-coloniale des zoos, la stratégie des parcs zoologiques a changé. Ils ont bien compris que la captivité des animaux nÂ’était pas leur meilleur argument publicitaire. DÂ’où toute leur activité de communication centrée sur la protection dÂ’espèces en danger ou même le développement durable. Le zoo deviendrait, subtil retournement, le moyen de protéger les animaux : leur habitat « naturel » risquant de disparaître, on se charge donc de leur en offrir un autre. La phrase de Bénabar, « arche de Noé de banlieue parisienne », résume à merveille cette nouvelle logique. Face au déluge (lire désastre écologique), lÂ’arche, cÂ’est-à -dire le zoo, se fait sanctuaire, espace de préservation.
La présentation officielle du zoo de Vincennes est sans ambiguïté : « La plupart des animaux abrités dans notre parc appartient à des espèces en voie de disparition à cause de la destruction totale ou partielle de leur habitat forestier. Saluant quelques 150 naissances par an parmi ses pensionnaires, le Parc Zoologique de Paris est toujours resté à lÂ’avant-garde de la conservation. Nous souhaitons de tout coeur que ceux qui, jeunes ou moins jeunes, viennent visiter notre parc, repartent non seulement heureux des moments quÂ’ils y ont passés, mais aussi conscients de leur propre responsabilité face à la protection de lÂ’environnement ». Le terme de « pensionnaires » fait bien sûr sourire quand on a en tête la chanson de Bénabar et quand on pense que le mot « détenus » vient plutôt à lÂ’esprit pour dÂ’autres espaces de captivité...
Un récent article de LÂ’Express (16 août 2004) rappelait toutefois que lÂ’approche classique, qui voulait sanctuariser la nature en musée naturel et figé, est totalement obsolète aujourdÂ’hui. Les populations locales sont au contraire impliquées dans une gestion sur place du milieu : « Illustration au Niger, où, depuis 2001, le zoo de Doué soutient un projet de protection des dernières girafes libres dÂ’Afrique occidentale. Pour défendre les grands ruminants, on améliore les conditions de vie des villageois - achat de moulins à mil et dÂ’une moto-ambulance, développement du microcrédit pour favoriser les cultures de contre-saison. Ainsi, girafes et paysans ne sont plus en concurrence au sein de leur écosystème commun ». Notons toutefois que cette rhétorique a du mal à convaincre : démarche trop longue, trop ponctuelle, pour être généralisée, et notons aussi que cela a lieu sur place, au Niger, et nullement dans la proche banlieue parisienne.
On le voit, la question de lÂ’animal et de lÂ’humain recoupe pour une bonne part celle du proche et du lointain, de lÂ’ici et de lÂ’ailleurs. Au point que, de la chanson de Bénabar aux parcs zoologiques, des reportages animaliers aux peluches de nos enfants, en passant inévitablement par nos habitudes alimentaires, on ne sait plus trop quelle est la place de lÂ’animal dans la société. Troublantes géographies animales bien plus omniprésentes que ce quÂ’on pourrait croire.
Olivier Milhaud, Université de Paris 1