Désolée pour la longueur du post
, mais je vous remets quelques textes sur Bergman...
Le premier est un article de Télérama paru en décembre 2004 (je vous en ai déjà mis un extrait...).
Quatre cinéastes français évoquent l'œuvre du maître. (Entretiens parus dans Télérama en décembre 2004)
Olivier Assayas "Une compréhension vertigineuse de l'humain"
« D'abord, il y a le trouble indélébile de la découverte, adolescent, de L'Heure du loup dans une petite salle d'art et d'essai à Milan, un été. Je ne savais pas alors que l'inquiétude et la violence de ce film continueraient à résonner en moi si longtemps après : ce que je savais par contre, de façon inarticulée et épidermique, était combien il parlait le langage de mon inconscient, pour ce que j'en saisissais. C'était la reconnaissance, l'identification de quelque chose de moi-même à travers le miroir d'une œuvre. Mais à quoi d'autre servirait l'art ? En 1991, c'est Bergman lui-même que j'ai rencontré à Stockholm pour une série d'entretiens (1). C'est alors qu'enfin les choses me sont apparues clairement. Non pas tant par ce qu'il a dit, mais par l'occasion qui m'a alors été donnée de me pencher sur l'évidence : ce n'était pas le cinéma qui était en jeu. La grandeur de Bergman est tout entière dans sa compréhension vertigineuse de l'humain. Rien d'autre n'importe, parfois le style lui-même peut être superflu comme il le prouve avec cette admirable désinvolture qui peut être la forme la plus haute de l'art dans Scènes de la vie conjugale, sans doute son plus beau texte, et qu'il se contente de jeter sans apprêt, sans emballage, sans rien, avec cette violence crue et souveraine qui est sa signature. Pour avancer, pour vivre, pour croire en ce qu'on fait, dans les doutes, dans la confusion, dans le découragement ou dans la clarté - elle est là aussi, parfois, heureusement -, il faut une conviction à laquelle se tenir, ou plutôt une idée, une image, où tout cohabiterait, le haut et le bas, la chair et l'esprit, la vie et la mort, les certitudes et les ténèbres : une seule œuvre me l'a donnée, celle de Bergman. »
(1) Réalisés avec Stig Björkman, ils sont parus aux éditions des Cahiers du cinéma.
Patrice Chéreau "Des gros plans inouïs"
« Un film de Bergman n'a jamais cessé de m'obséder : Le Silence. Parce que, au-delà de l'éblouissement formel, de la construction des plans, de la lumière, il y a quelque chose qui résiste, que je comprends mal et donc qui me fascine. Ma fascination tient aussi, évidemment, aux deux actrices. A ces visages. Bergman sait tout du théâtre, et donc sait tout de l'acteur. Il a fait les plus beaux gros plans du monde, parce qu'il sait tout du visage de l'acteur. Ce qu'on y perçoit de vérité révélée est un état qui, pour qu'on l'atteigne, suppose un accord profond entre l'actrice et le cinéaste. Dans Le Silence, ces visages sont posés sur des corps débordant de sensualité. Cette sensualité omniprésente et souterraine, et sans quoi la souffrance existentielle des personnages ne serait pas aussi intense. Je relis sans cesse un de ses plus beaux livres, Images. Chaque jour ou presque, j'y puise une phrase à méditer. Il y en a une qui résume l'exigence inouïe de Bergman : "Je fore et soit le foret se casse, soit je n'ose pas creuser assez profondément. Soit parce que je n'ai pas la force, ou soit parce que je ne comprends pas qu'il faut que j'aille plus profond. Alors, je remonte mon foret et je ne franchis pas la distance supplémentaire vertigineuse. Je remonte le foret et je me déclare satisfait. C'est un symptôme infaillible d'épuisement créatif. Et dangereux, en plus, puisqu'il ne fait pas mal. »
Benoît Jacquot "C'est quoi, ce qu'il y a ?"
« Pour une fois, ce bout d'un Bergman n'est pas un gros plan, et ce cadre large ("en pied") est quand même un gros plan : on ne peut pas s'approcher plus de ce qu'il y a. C'est quoi, ce qu'il y a ? Mur nu, sol nu, machine-lit, porte close, rideaux fermés, perpendiculaires ensemble à l'axe de vision, et obliques là -dedans Liv Ullmann et la télé comme un fantôme éclairé par un brasier ? La représentation exacte d'une pure terreur ? Je crois que les films de Bergman sont les seuls à inverser radicalement l'usage ordinaire du temps au cinéma. Le présent (la présence) exposé par ces films n'est pas habité, nourri, produit par ce qui s'est passé avant et même avant tout, mais par ce qui vient, viendra et qui sans cesse se fait attendre, et ces films, du coup, sont les moins oubliables. »
Arnaud Desplechin "L'inventeur du cinéma moderne"
« Il est le seul cinéaste auquel je m'interdis de penser en faisant un film, sous peine de tout arrêter. Chez lui, un personnage qui parle face à la caméra, cela devient une pure scène d'action. C'est un tel raconteur d'histoires, c'en est déprimant ! Une exception : Monika, qui me donne une énergie folle. Le film commence dans un réalisme social bien comme il faut. Mais, au bout de 25 minutes, le jeune héros ouvrier envoie valdinguer toute une étagère d'assiettes. Cela correspond au trajet de Bergman qui, jusque-là , faisait des films plutôt classiques et qui, soudain, a l'audace de s'élancer vers l'inconnu pour raconter une utopie. Dans la suite du film, il invente tout ce qu'il va approfondir pendant les quinze années les plus connues de son œuvre. Et après, il y a encore 25 minutes d'engueulade en huis clos, au cours desquelles il met au point ce fameux « kammerspiel » [le théâtre filmé], qu'il pratiquera dans les années 70. Tout Bergman est là en germe, dès lors qu'il a ce geste adolescent : fracasser la jolie petite histoire du début, et larguer les amarres, inventer le cinéma moderne.
Pour prendre la mesure de Bergman, il faut penser que des cinéastes aussi singuliers que Godard, Truffaut ou Allen en sont profondément imprégnés. Truffaut attend quinze ans - à partir des Deux Anglaises - pour assumer cette imprégnation. Godard, dès son deuxième film, refait du Bergman, affiches comprises. Il n'a aucune honte à assumer le fait qu'il connaît par cœur quelque chose de très fort et à s'en servir. Une autre femme, de Woody Allen, est un remake presque littéral des Fraises sauvages, à la différence que le personnage principal est un homme chez Bergman, une femme chez Allen. Mais Bergman disait lui-même faire la même chose, en moins bien, que les deux pionniers scandinaves, Stiller et Sjöström... Woody Allen était déçu par l'accueil d'Une autre femme. Il en a repris la structure, une femme avec trois maris, il a fait Alice, et ça a marché. Non seulement il a fait un remake des Fraises sauvages, mais aussi un remake de ce remake. Bergman, comme un caillou dans l'eau, propage ses ondes à l'infini dans l'histoire du cinéma. »
Ensuite un article de Libération...
André Téchiné a suivi la carrière de Bergman avec une passion qui ne s'est jamais démentie. Quand nous l'avons appelé chez lui hier après-midi, il a accepté à brûle-pourpoint d'évoquer quelques aspects de l'œuvre d'un «artiste fondamental».
«C'est un cinéaste qui a inventé son propre genre, genre d'ailleurs très difficile à définir, une sorte de drame, de chaos intérieur, d'exploration aventureuse aussi bien par les thèmes que par la mise en scène. Après toute une période où il s'intéresse vraiment de près à investir un genre existant, la comédie un peu loufoque, voire la comédie de remariage, telle qu'elle existe aux Etats-Unis, il se lance dans une élaboration personnelle majeure. Mais ce qui est frappant, c'est à quel point, dès 1949 avec La Prison, tous les termes de sa thématique sont là . Les Communiants, Le Silence, La Honte, Une Passion, Persona, ce film avant-gardiste insurpassable, comment les qualifier ? On a parlé hâtivement de cinéma de chambre, de drame intimiste, mais ces films ne sont pas réductibles à ces étiquettes, ils ont une ampleur qui me fascine depuis toujours. Quand on fait un film, il faut arriver à accrocher ses démons à son char et être capable de foncer pour se défaire de tous les masques qui peuvent se succéder et entraver votre recherche de la vérité. Bergman, je crois, était quelqu'un de constamment assailli de tout un tas d'images et il disait dans une formule que je trouve marquante: «Mes films sont les explications de mes images.» Le cinéma a vraiment une capacité d'investigation et en retour c'est un cinéaste qui a une valeur d'usage intime, chacun le reçoit très personnellement en fonction de sa sensibilité. Il n'y a pas de plus grands directeurs d'acteurs. Cela se vérifie bien sûr à travers les grands noms des acteurs de sa troupe (Sydow, Ullmann..), mais aussi dans la façon dont il a su faire jouer des enfants. L'opacité et la lumière clignotante de l'enfance n'avaient jamais été portées à l'écran avant lui. Il est le premier à avoir su donner à des enfants des personnages qui trimbalent avec eux, intact, le poids de charme et de mystère qu'il est si difficile de retrouver devant une caméra. Je crois avoir à peu près vu tous ses films, il ne faut surtout pas le réduire à cette dimension métaphysique dont il se moquait lui-même. Ce n'est pas quelqu'un qui se laisse réduire à une dimension, il est à la fois classique, baroque, moderne, psychologique et fantastique, mystique et matérialiste, tiraillé entre la sévérité de la raison et les puissances du délire. Il y a une folie singulière qui vous saisit face à ses films. Dans Le Silence par exemple, on peut avoir le sentiment d'assister à une suite de temps morts, d'être dans le registre du déficit, du vide et en même temps, chaque séquence est d'une densité époustouflante qui obéit à quelque chose qui n'est pas seulement scénaristique. Même si c'est un scénariste et un écrivain de tout premier ordre. Il s'est toujours autorisé des audaces dingues. Je me souviens par exemple des flash-back dans Sonate d'automne où Ingrid Bergman est censée être une jeune femme sans qu'il prenne la peine de faire jouer le rôle par une autre. Ou dans Le Visage, drame shakespearien incroyable, la manière dont il n'hésite pas à recycler l'héritage de l'expressionnisme, du fantastique à la Murnau. Il ne se laisse pas intimider. A titre personnel, il reste le cinéaste qui a eu le plus d'importance pour moi et je continue de regarder ses films avec le même effarement admiratif qu'autrefois.»
Pour finir, quelques-uns des innombrables témoignages postés sur le site du New York Times (désolée, c'est en anglais)... Pour ceux qui ne mesureraient pas ce que représente Ingmar Bergman et son impact non seulement sur le cinéma mais aussi et surtout sur la vie de beaucoup de gens...
Je voulais vous en mettre seulement deux ou trois, mais je n'ai pas réussi...
« In my 31 years of life I can honestly say that this man changed my life. It was because of him that I love real cinema, literature, and the contemplative moments that we all have. Truly a loss to all of humanity. »
« To me he was the greatest director who ever lived. I will never forget the impact upon me when I first saw Cries and Whispers as a college student. It's as if my world had blown open, my mind and emotional capacity re-formed. Later I saw Persona and realized that I was in the hands of kind of illuminator of life, death and art, who operated as if with strokes of lightening. Like Wagner. A giant has passed and he leaves no peer behind. »
« The imageries he created are so powerful, beautifully striking, and haunting. They came to shape the imaginaries of my whole adult life. »
« Simply the Shakespeare of the 20th century. What the Bard did with the written word, Bergman achieved with the cinematic image. »
« He was indisputably one of the finest artists of the 20th century, and one who should've been eligible for a Nobel prize, given his spectacular talent as a dramatist and writer. What a loss to the world of art. Tonight I shall say farewell to a man whom I never met, yet who remained very close to me as a suffering, thinking, wondering human being. »
« The films of Ingmar Bergman helped me in so many ways to grow up and understand life. »
« The greatest genius in the whole history of cinema is dead. »
« The world so rarely has real creative giants. It is a shock to lose an artist of his stature and courage, even in advanced old age. »
« He loved Mozart, and he was just as incomparable. How lucky we are that his films remain to enrich our lives. »
« He was the greatest director in the film history. »
« Bergman's Seventh Seal, as well as Dreyer's Ordet were among the first "foreign" films I saw. It was as if I entered a new and wonderful world of powerful, dramatic images and universal themes of life and death, attachment, separation and many others. Probably a day doesn't go by that I don't think of a Bergman scene. What a loss... and what a treasure he left for all of us. »
« There are few words to describe the effect of his films, other than to say they were profound beyond measure. His knight earnestly and passionately enquiring of God at the confessional in The Seventh Seal, only to find he is speaking to Death, I will never forget; nor the irony of the preacher preaching to an empty church save the woman he treats terribly in Winter Light. And what about the statement of the redemptive power of love at the end of Through A Glass Darkly? These moments go on and on, given to us through the mind of a creative, prolific genius. He used cinema to explore the depths of human experience in a way few can or dare to any longer. Where is the next Bergman? Please, move me as this man did. »
« I love many directors, but for me, Bergman's movies are the ones that fascinate me most and haunt me the longest. I feel my brain awaken when watching his movies and my soul soon follows asking even more questions. »
« A profound loss. The artist's contribution to our culture is incalculable. »
« What else is there to add, except to say that I loved him? His darkest film still made me happy to be alive, to see for a while with his eyes, to feel and think without words. The last great artist of film is gone. »
« In artists like Bergman lives the spirit of the gods and everytime god dies we all are a little bit more alone. We need people like Bergman to go on living; we need them helping us to understand who we are. »
« A world without Ingmar Bergman is just not the same place. Even though he was one of the most ruthless excavators of the human psyche, Bergman evoked a wonderful sense of presence in his films. Each one is a unique universe, in spite of the resurgence of themes relating to faith, love and an indifferent world. »
« I think of Bergman as a great dramatist first and foremost, and that for me is what most distinguishes his work. I can't think of any great dramatists who make films today.
I am also reminded of Bergman's good humor, and how it is revealed in the darkest of his films. What a unique person the world of film has lost. »
« I often could hear myself breathe while watching Bergman's films because they always made me question the meaning of man's existence. He was unsparing by delving deeper than others. Visually and intellectually unsurpassed, a master story teller exploring the labyrinths of human nature and universal truths like no other observer. »
« The great gothic painter of moving images is no more. »
« In Bergman you have a filmmaker who dwarfs all others and comparisons shouldn't even be attempted. His ability to mix the conscious with the unconscious was not only unique but even Freud would have found instructive and prototypical. Poetry and Bergman were inseparable. His Virgin Spring was as lyrical a poem as any. And drama was part of his life whose depths he mined meticulously for the world at large. As of today, the world of High Art has lost its absolute Master. »
« As a film director a searcher and listener to the heart of life that belongs to us all with a high integrity as an artist. »
« Bergman was the divine conspirator of our dreams, fears, realities. Strangely, I watched Wild Strawberries for the first time last night and then read this today. He was the supreme cineaste, his films achingly, sublimely adult, and he will be sorely missed. As noted above, he passes and leaves no peer behind. »
« I have been profoundly impacted by the art of Ingmar Bergman. I can think of no one else, save Shakespeare and Virginia Woolf, who was able to translate the human condition into art as well as he. »
« Everyone says Bergman made movies about dark subjects, human suffering, mistrust, doubt, "the conflicts that rage in our souls" (or the usual thing a critic would say), etc... it's called LIFE. Bergman's subject really was the human condition, in many of his films I saw human beings and families in their most vulnerable condition, open for everyone to see.
BERGMAN MADE MOVIES THAT MATTER. »
« He proved that cinema had the potential to be a tremendous artistic medium. »
« Ingmar Bergman's familiarity with the underworld of dreams and his ability to seduce them into playing themselves out in the light of his films never cease to amaze me. The "magic lantern" of the master's vision is not extinguished by his death. It is intimately available for all of us to contemplate through his films. Mr Bergman's works live on because it so eloquently mirrored what is universal in the human condition. »
« The more likely truth is that only once in human history comes a Shakespeare, a Mozart, a Bergman. »
« No living film director today can begin to touch the body of his work. »
« There's every other director and there's Ingmar Bergman. He changed the world of cinema and how we see images on screen. See Persona and you will never see movies in the same way. »
« He could look into the human soul and capture its most intimate fears and longings in light. »
« He sure opened many eyes to the true art of cinema and at the same time deepened insights of ourselves. Like walkin´ on the thin line between life and death, awake and asleep, consciousness of day and meditation. »
« Ingmar Bergman understood that the soul has a life of its own. Incredibly, through the medium of film he was able to translate into action the soul's life. »
« It is amazing to think that through his incomparable oeuvre, Ingmar Bergman has actually managed to cheat death in a sense. His films live on and will only continue to amplify the scope of his artistic power. In death he may well come to be even more revered than he was while living. This man's fearsome creativity was an awesome triumph, and we are all the beneficiaries of his ability to have wrestled with the very substance of modern destiny...
An awesome poet of the cinema who inspires and touches others. His artistic gifts to us transcend death. »
« The emotional intensity and visual artistry in his films enriched the cinema and my life. »
« There was, for many of us, Before Bergman and After Bergman. »
« Several times in one's life, if you're lucky, you experience an artistic expression so powerful that it changes your perception of life itself. I had such an experience while watching Persona.
The gift that Bergman shared through the art of his films lives on for anyone wanting to see and experience them. I envy those who have yet to open their eyes to Bergman's world... »
« He's so tight under your skin that you recognize your own soul while watching him expose his own. »
« Bergman offers us answers to life. I'm learning movies, and I'm learning life from his films. »