HIGELIN EVOQUE TRENET ET LE CHANTE :
Un texte à partager grâce à l'excellente revue Chorus entre les "fans" d'Higelin et de Charles Trenet.
Higelin évoque TRENET :
Tel un bain de jouvence, les chansons de Trenet le ramènent à sa rive d?origine ? la banlieue parisienne ?, alors que le swing déferlait sur le pays libéré. "Mon père, d?origine alsacienne, aimait les chansons joyeuses de sa région et, au retour du boulot, il jouait au piano les chansons de Charles Trenet et Maurice Chevalier. Rêvant de faire de moi un mix des deux, il m?accompagnait au piano à l?entracte dans les cinémas, après m?avoir appris à rouler les yeux à la manière du ?fou chantant?... Il m?affirmait que j?étais le nouveau Charles Trenet ! C?est avec Y a d?la joie ! et Un rien me fait chanter qu?à dix-onze ans j?ai remporté le concours d?enfants chanteurs organisé par La Pie qui chante. Avec comme premier prix un voyage à Nice, avec l?adulte de mon choix. C?est grâce à Charles Trenet, donc, que j?ai découvert... la mer, en compagnie de ma mère qui était la personne la plus importante pour moi parce qu?elle croyait à mes rêves. Je suis d?ailleurs resté très rêveur..."
CHORUS : Ta rencontre avec Charles Trenet date du premier Printemps de Bourges, en 1977...
JACQUES HIGELIN : Il me semble que c?était son retour sur scène... Je l?ai présenté après avoir chanté et les sifflets ont jailli sous le chapiteau. J?ai alors dit au public que cet énorme chant d?oiseau était un merveilleux accueil pour un poète oiseau lui-même... Nous ne nous sommes vraiment rencontrés que quelques années plus tard à Aix-en-Provence. Je déambulais dans le marché quand un jeune homme à mobylette a déboulé et pilé sur place en faisant chasser sa roue arrière : "Monsieur Higelin ? Charles Trenet souhaiterait vous recevoir chez lui, dans sa Villa des Esprits..." J?ai répondu : "Parfait ! Je ne suis pas libre aujourd?hui, mais revenez demain à la même heure." Et le lendemain, précédant ma voiture tel un cavalier conscient de la mission qui lui incombait, il m?a guidé jusqu?à la Villa des Esprits.
J?adore les moments de vie mis en scène, et je devais être tout en noir ? boots, boucle d?oreille et maquillé ; très rock, très punk... Lui m?attendait, blond et tout rose, installé en caleçon de bain sur sa chaise longue. Les yeux aussi bleus que sa piscine. Il a enfilé un peignoir de bain et pendant des heures m?a parlé d?Antonin Artaud, Sarah Bernhardt, Cocteau, Mistinguett... et de l?Amérique.
Nous avons bu du très bon vin ? c?était un gourmet ? et le soleil commençait à baisser quand nous sommes partis dans une joute oratoire en quatrains... C?était à qui serait le plus fou, le plus imaginatif. Comme il avait un esprit très brillant et que j?étais très allumé, ça a duré jusqu?à ce que je déclame, debout, dix bonnes minutes. "OK, bravo !", a-t-il fini par dire, "on passe à autre chose".
Nous avons mangé et continué à rire en s?envoyant des vannes. Il m?a fait visiter sa maison et s?est assis au piano où nous avons joué tous deux comme des gosses... J?ai découvert qu?il s?en tenait très simplement ? avec deux, trois doigts ? aux accords qu?il fallait. à‡a m?a plu qu?il compose en chantant ou en chantonnant, sans écrire la musique... Comme Barbara qui fixait ses bandes enregistrées au mur, et comme je le fais aussi.
? Qu?est-ce qui t?a amené à renouer avec les chansons de Trenet trois ans après sa disparition, alors qu?on ne les entend jamais à la radio ?
? Idem pour Ferré et Brassens... J?ai beaucoup écrit ces trois dernières années. Trop. Au point de ne plus savoir quel choix faire parmi toutes ces chansons qui mêlent le pire et le meilleur. Daniel Colling qui s?occupe de mes tournées, sachant que je chante parfois deux ou trois titres de Trenet ? "et que c?est super", paraît-il ? m?a suggéré que Trenet aérerait mon esprit et que ça me ferait des vacances... Je suis rentré dans le projet à reculons, mais l?idée devait en fait me trotter dans la tête depuis un bout de temps.
LE JARDIN EXTRAORDINAIRE
Sans aucune prétention, je me suis dit alors que si quelqu?un devait se sentir concerné par cet univers de Trenet, par le rôle qu?il a joué dans sa vie, c?était bien moi. Un aviateur dans l?ascenseur, J?suis qu?un grain de poussière, Tête en l?air ne m?ont pas été inspirées par Trenet, mais ces chansons-là ont une légèreté proche de la sienne dans la manière d?évoquer des choses profondes tout en étant joyeux. C?est quelque chose que l?on pourrait appeler le blues français, qui évacue la tristesse pour n?en garder qu?un bonheur nostalgique. Notamment sur l?enfance... Dans les chansons de Charles Trenet, rien n?est sombre, alambiqué. Mais tout est, comme par magie, en rapport avec la vie réelle et la nature. Il incarne la poésie et n?a donc pas besoin d?en parler. Il ne se prend pas au sérieux. Comme celle de la plupart des visionnaires, sa pensée ne connaît pas de limites et il assemble des choses apparemment différentes qui finissent par ressembler à l?univers. Son ?uvre est un livre d?images, une maison, un jardin vraiment extraordinaires...
? Comment avez-vous abordé son ?uvre, Dominique Mahut et toi ?
? On a commencé par écouter ses chansons. Elles sont souvent très orchestrées sauf quand il chantait en s?accompagnant d?un pianiste. Comme nous ne pouvions évidemment pas "refaire" Trenet, j?ai pensé qu?il fallait l?aborder comme le petit garçon qui l?aimait et en a été inspiré... sans faire une copie parce que je ne suis pas un imitateur. Rentrant dans les chansons, nous en avons cherché l?âme et je me suis laissé gagner par leur magie. J?ai gardé les mélodies magnifiques, découpé les morceaux et, avec Mahut, nous avons changé les accords, fait autre chose... Nous avons réalisé que ses chansons étaient de petits films qu?on pouvait revisiter, recréer et c?est devenu une récréation dans son jardin.
? La vingtaine de chansons que vous avez choisies correspond à sa première période : grosso modo à la période du 78 tours et des années qui vont te conduire à l?adolescence...
? Il lui est arrivé par la suite de faire "du" Trenet, de se plagier lui-même. Mais sa période la plus fraîche, la plus folle est effectivement très liée aux moments où je le découvre à la radio et sur quelques 78 tours. J?ai ta main dans ma main, Y a d?la joie, La Folle Complainte, Je chante, Papa pique et maman coud (dont on a fait un rock-punk), Débit de l?eau débit de lait ou Le Soleil a rendez-vous avec la lune... Il y en a aussi quelques-unes qui sont passées plus inaperçues comme Tout ça je le vois de la fenêtre d?en haut, que je fais comme un idiot de village, France Dimanche, L?Héritage infernal, Sur le fil qu?il a cosignée avec Francis Blanche.
Dominique Mahut ? et ça c?est très important ? est un artiste... et les gens sentent que nous sommes deux potes, deux frères, deux alter ego qui partagent et la scène et le bonheur de réinventer toutes ces chansons, en gardant absolument leur esprit rêveur, joyeux, imaginatif, enfantin, fou... On chante parfois tous les deux. Des trucs à deux voix, des onomatopées totalement dingues et on s?amuse, c?est le cas de le dire, comme des fous chantants, tout en sachant que le spectacle bouge, avance, se transforme. Avec ses accélérations, ses ralentissements, ses silences.
Après le spectacle, des jeunes viennent régulièrement me dire que Trenet c?est bien, mais aussi mes nouvelles chansons ! Je leur réponds bien sûr que je ne chante que du Trenet dans ce spectacle. Mais ça prouve bien que je ne suis pas dans la caricature. Que ce spectacle est la visite d?un poète par deux baladins.
Propos recueillis par Marc LEGRAS