Libé a écrit :Timbre affranchi
Jeanne Cherhal. A 32 ans, la chanteuse opère et assume une mue spectaculaire, s’affûtant et s’effeuillant simultanément.
Révolution copernicienne, métamorphose, chrysalide devenue papillon, armure fendue… Quelle image est la plus adaptée pour évoquer le cas Jeanne Cherhal ? Il faut le demander à ses supporters qui la découvrent depuis la fin février défendre son nouvel album (le quatrième), Charade, et qui se frottent les yeux : la bombe extravertie et délurée à la jupe minimale qu’ils voient sur scène est-elle bien la jeune chanteuse timide et angélique à nattes qui était assise derrière son piano livrant ses rimes néoréalistes il y aura bientôt dix ans ? Elle le résume ainsi, avec un sourire : «Ma ceinture de chasteté a sauté.» On n’aurait pas osé, mais à l’évidence il y a de ça. «Quand j’ai écrit, composé et joué Charade, je me suis sentie libre, débridée. Sur scène, il a fallu que je fasse pareil. Je suis entourée de testostérone !» On songe alors à la jolie plante de 1,68 m qui s’effeuille au fil des chansons pour achever son set avec pas mal de tissu en moins. Elle l’assume crânement, lâche : «Jusqu’ici, je ne m’étais jamais mise en valeur. J’ai l’impression de m’être trouvée, d’avoir dépassé le stade de la femme enfant.» Et elle assène sans faux-semblant ni fausse pudeur : «Mes jambes sont mon atout.» Pas faux mais un poil réducteur tout de même. Et lâche plus tard : «J’ai toujours eu un grand besoin d’être aimée. C’est pour ça qu’on est artiste, non ?» Si elle le dit… Mais revenons sur le cas de cette trentenaire au riche présent et promise à un avenir d’envergure qui a remporté une Victoire de la musique en 2005 et sera aujourd’hui sur la scène des Francofolies de La Rochelle.
Jeanne Cherhal, qui a fait des pointes très jeune, aurait pu faire de la danse classique son métier. Mais à 12 ans, elle rate l’entrée de l’Opéra de Paris, car «trop grosse», lui explique-t-on. On salue ici la lucidité divinatoire des examinateurs. «Du coup, mes parents m’ont acheté un piano et je me suis réfugiée dans la musique. Et j’ai compris quelque chose qui me gênait instinctivement sans le savoir : dans la danse, il manquait les mots.» Elle prend alors quelques cours de piano «mais le solfège m’emmerdait terriblement». Elle grandit à Erbray, 2600 âmes, à une poignée de kilomètres de Chateaubriand et une heure de Nantes, avec son père plombier, sa mère au foyer et ses deux sœurs légèrement plus jeunes qu’elle. «J’ai eu une enfance heureuse à la campagne», résume-t-elle. Le bac décroché, elle s’inscrit en fac de philo à Nantes. Elle arrêtera en maîtrise juste avant de soutenir son mémoire sur Max Jacob et la poésie en prose. Mais avant, elle donnera ses premiers concerts piano-voix dans le hall de l’université. «J’aurais bien aimé enseigner la philo, mais inconsciemment j’attendais qu’il m’arrive autre chose. Je cherchais une voie singulière pour m’exprimer.»
Ce sera donc la voix. Elle commence à écrire ses premiers textes la vingtaine venue. En avril 2001, elle remporte le concours des découvertes régionales pour le Printemps de Bourges et signe peu après son premier album avec le label Tôt ou Tard. Deux ans plus tard, Douze fois par an provoquera un emballement médiatique de saison justifié. Suivra un bijou, l’Eau, concept album qui ne rencontrera pas le succès qu’il méritait et scellera sa séparation avec le label artisanal. Elle dit : «Je n’avance bien que dans les ruptures. Parfois, je peux être difficile à suivre pour les gens qui m’entourent.»
Elle rejoint alors la grosse écurie Barclay (Universal) «qui est moins marquée chanson» et passe «un an en studio», jusqu’à novembre 2009, pour réaliser Charade, le manifeste de son indépendance. Elle joue tous les instruments de son album (guitare, basse, batterie, synthés) - «Je les ai tous approchés avec naïveté» - et décide de se séparer également de son manager. «L’expérience n’était pas géniale, et puis ça ne me déplaît pas de m’occuper de mes affaires. J’ai confiance en mon instinct, mes intuitions.» Elle précise : «Mon but ultime, ce n’est pas de faire un tube mais de durer. Mon exemple, c’est Diane Dufresne.» Sept ans après son arrivée à Paris en Rastignac à couettes, la brune espiègle vient d’acheter un quatre pièces dans le XXe arrondissement, sur les hauteurs de Belleville. «Je suis vachement attachée à ce quartier familial. Je rêvais de m’y installer.» Dernièrement, elle a lu le Chagrin de Lionel Duroy, un voisin. «J’y pense toute la journée.» Mais plus du tout de philo. Elle s’est «sentie agressée» par les déclarations d’Elisabeth Badinter sur la maternité, «quelque chose d’ultime» auquel elle avoue songer. On sait que son idylle avec Albin de la Simone, auteur-compositeur-interprète qui avait réalisé l’Eau en 2006, a vécu. Actuellement, son petit ami est un guitariste rock, mais elle ne souhaite pas s’étendre sur la question.
Côté amitié, elle est très fidèle. «J’ai un cercle d’amis à Chateaubriand depuis quinze ans. Mais je ne suis pas fidèle pour être fidèle, je cherche tout le temps de la nouveauté.» Dans la musique, ses complices se nomment Camille («Quelle sotte!»), Emily Loiseau ou encore JP Nataf, un autre voisin bellevillois. Et ses références se nomment Barbara, Brassens, Brigitte Fontaine - «je suis une fan absolue, j’ai fait des chœurs pour elle» -, Benjamin Biolay - «j’ai la même horloge artistique que lui, c’est un nocturne et moi aussi» -… et encore Camille. «Elle est inventive, créative. On a un peu le même humour décalé et on n’a pas peur du ridicule !» Politiquement, elle se dit «à gauche toute !»«C’est dans mes veines. Je suis allée à des soirées bol de riz et à des manifs de défense du milieu rural avec mes parents. La droite, c’est rédhibitoire pour moi. Mais maintenant, je ne prends plus de risques : je vote PS.» Car elle a encore en travers de la gorge son bulletin de vote Besancenot au premier tour de la présidentielle de 2002. Si la «sportive» Jeanne s’est initiée à la plongée à la Réunion, «mais pas en Bretagne, ça caille trop !», la citoyenne Cherhal, elle, engagée dans l’univers carcéral, correspond avec des détenus, donne des concerts en prison : «Je vais à Fleury faire ma Jane Fonda au Vietnam ! Je me sens concernée par cette population alors que personne dans ma famille n’a été incarcéré. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.»
Elle dit être «bien dans [s]on époque, même si elle n’est pas très gaie et n’offre plus de place pour l’insouciance». Sa définition du bonheur : «Etre en phase avec ce qu’on est au fond de soi et ce que l’on vit. Ce serait une forme de sérénité ultime, cela voudrait dire qu’on s’est trouvé.» Justement, à propos de la chanson En toute amitié, elle confesse son goût «un peu pervers, pour les rapports ambigus entre les femmes et les hommes». Côté religion, si elle est baptisée et a fait sa communion, elle n’en a «pas gardé grand-chose».
Dernièrement, elle a pris un cours de dégustation de vin. «J’ai adoré ! Il faut dire que je suis facilement enthousiasmée et je ressemble beaucoup à mon environnement. J’ai un gros côté caméléon.» Vous êtes donc ductile ? ose-t-on comme le doyen de la faculté délivre doctement son diagnostic. Et elle répond: «Ça veut dire ça ? Oui ? Ah, merci ! Je suis contente de pouvoir enfin mettre un mot sur ce que je suis.»
Par PHILIPPE BROCHEN