Télérama n° 2936 - 19 avril 2006
PORTRAIT
Frédérik Froument pour Télérama
Dominique A chez lui, à Bruxelles. Enfant, il s'isolait dans les champs pour chanter.
A est un autre
Quatorze ans de scène, sept albums et autant de vies. Portrait dÂ’un inclassable inlassable : Dominique A, le vétéran majuscule.
Il fait frisquet sur la pochette du septième album de Dominique A. Une simple photo, format identité, représentant un paysage marin encadré de collines sombres et dÂ’îlots neigeux, entre fin du monde et dégel polaire. On y devine une aube qui point, mais cÂ’est peut-être un crépuscule qui sÂ’éteint. à‡a sÂ’appelle LÂ’Horizon, un titre qui peut sembler paradoxal pour un chanteur quÂ’on a si souvent taxé dÂ’« intimiste ». LÂ’horizon, Dominique le baroudeur immobile en a pourtant embrassé plus dÂ’un. Se remettant en question après chaque album, sÂ’évadant à tire-dÂ’aile – avec le « courage des oiseaux », comme il disait dans lÂ’une de ses premières chansons – dès quÂ’on tentait de le cataloguer. Au risque de dérouter, dÂ’agacer même.
Voilà déjà quatorze ans quÂ’A est un cas. Une sorte de trouvère de travers, de ménestrel extrême, de baladin sans badinage, qui, mine de rien, a fait exploser le train-train académique de la chanson dÂ’expression française. A une époque, on le surnommait « le chaînon manquant entre Barbara et Alan Vega », cÂ’est dire. Dans son premier album, La Fossette, en 1992, il posait en grand flandrin flou bricolant des morceaux à la gravité romantique, qui parlaient de lÂ’hiver, de la pluie, des dimanches. Le tout susurré avec lÂ’aplomb timide et le spleen sobre dÂ’un Grand Meaulnes qui aurait agrippé une guitare. Trois ans et deux disques après, le voilà qui décrochait un tube (la chanson Le Twenty-Two Bar, devenue une sorte dÂ’hymne bobo) et une Victoire de la musique un brin embarrassante pour quelquÂ’un qui nÂ’a jamais voulu frayer avec le monde de la variété.
Car cÂ’est en marge, comme lÂ’on dit des poèmes griffonnés dans les cahiers dÂ’écolier, que le songwriter sÂ’est toujours senti le plus à lÂ’aise. La preuve avec Remué, son disque suivant, champ de mines sonores à la beauté chaotique, à la fois singulièrement expérimentale et douloureusement familière. Il y a deux ans, fasciné par lÂ’étrange album de Bashung intitulé LÂ’Imprudence, Dominique prenait le titre au pied de la lettre en sÂ’entourant de la même équipe que son aîné, pour publier un disque au même foisonnement symphonique, déconcertant, chamboulant, donc diversement accueilli – malgré un titre faussement rassurant, Tout sera comme avant.
Justement, avec Dominique A, rien nÂ’est jamais comme avant. Comme il dit : « Je préfère un bel échec à une molle réussite. » Look ascétique tranchant avec un Âœil rieur et un abord à la simplicité conviviale, le bourlingueur acoustique propose cette fois un disque lumineux, qui fleure les grands espaces et lÂ’aventure lyrique, à la Jack London ou Herman Melville. QuÂ’il se poste à la proue dÂ’un navire bloqué par les glaces ou à bord dÂ’un camion bringuebalant sur les routes, cÂ’est avec des emballements émus, qui, chez un autre, pourraient passer pour de lÂ’emphase. Cavalcades de guitares sèches, giclées de cuivres et de bois, orages pianistiques, ce nouvel album est tout sauf opaque : plutôt épique et hors époque. « Je ressens une petite lassitude de la chanson domestique, avoue le responsable, je cherche quelque chose de plus panoramique. JÂ’ai lÂ’impression dÂ’évoluer sur les mêmes terrains dÂ’écriture depuis des années, alors jÂ’essaie de renouveler la forme. Pour les deux disques précédents, je mÂ’étais volontairement mis entre les mains de producteurs. Cette fois, jÂ’ai voulu retrouver le contact charnel avec la musique, lÂ’intimité de lÂ’écriture. »
Quand il était petit, dans son Provins natal, au fin fond de la Seine-et-Marne, Dominique sÂ’isolait dans les champs pour pouvoir chanter à pleins poumons. Par pudeur, par retenue. A lÂ’image de la diction quasi chuchotée de ses premiers disques. Sa voix, il a mis longtemps à lÂ’apprivoiser, surtout son vibrato, naturel, fiévreux, qui rappelle celui de Gérard Manset, lÂ’une de ses inspirations revendiquées. « AujourdÂ’hui, je nÂ’ai plus honte de ma voix, je lui trouve davantage de caractère. Je nÂ’ai jamais pris de cours de chant, je suis rétif à toute forme dÂ’apprentissage. »
Un temps, au milieu des années 90, on a voulu introniser le loustic chef de file dÂ’une « nouvelle “nouvelle chanson française” », avec pour disciples des artistes comme Mathieu Boogaerts, Philippe Katerine ou Christophe Miossec : style rimailleurs trentenaires chuchotant leur mal-être sur fond de musiquettes bricolées à la maison. Une défroque commode mais mal seyante, dont lÂ’intéressé sÂ’est vite débarrassé : « La mélancolie habite mes chansons, pas mon être. Je prends la chanson très au sérieux, mais ça ne mÂ’empêche pas de mÂ’amuser. Ecrire est un exercice rigoureux, pas douloureux. CÂ’est comme un jeu avec les personnages, je mÂ’amuse du sort que je leur réserve. JÂ’essaie dÂ’avoir une écriture cinématographique, avec des plans, des ellipses, des portes quÂ’on pousse. JÂ’aime lÂ’idée que la chanson soit un terrain dÂ’expérience. JÂ’aime quand elle déborde du cadre que je lui ai fixé. »
A 6 ou 7 ans, il a découvert Brel, Ferré et Ferrat aussi. Après, il a aimé Gainsbourg mais pas Gainsbarre. Et le rock, pour peu quÂ’il soit imagé, expérimental. Il dit que Brassens lui a toujours fait un peu peur, quÂ’il trouve ça austère musicalement. Lui est resté de cet apprentissage un sens presque classique de la métrique, entre alexandrins et octosyllabes : « CÂ’est un rythme un peu désuet, qui me correspond bien. » Mais son inspiration, il lÂ’a surtout puisée dans la littérature : « JÂ’ai toujours eu peur que mon expérience personnelle soit une source dÂ’inspiration insuffisante. Quand je lis un bouquin, il y a toujours un moment où une phrase se détache, où je sens quÂ’elle peut être un point de départ. Mais, à la longue, cet emprunt à la littérature crée une distance, donne lÂ’impression de nÂ’être quÂ’un coauteur... AujourdÂ’hui, ce sont les lieux qui mÂ’inspirent. LÂ’occasion de citer des noms ou des mots peu utilisés dans les chansons. »
Des mots aux sonorités évocatrices comme Burano, une île au large de Venise, auguri (« meilleurs vÂœux » en italien), Dobranoc (« bonne nuit » en polonais) ou, sur le dernier album, Antaimoro, nom dÂ’une tribu malgache. Un nom, dÂ’ailleurs, Dominique A a hésité avant de sÂ’en choisir un. Né Ané, il trouvait que son patronyme sonnait trop féminin, genre « Dominique-Anne ». Un temps, il a failli sÂ’appeler Dominique Citron, puis Dominique Belgique (« JÂ’avais même pensé à un pseudo mystérieux comme Théo Torve »), avant dÂ’opter sagement pour la première lettre de lÂ’alphabet. A comme atypique ? QuÂ’il produise la chanteuse Françoiz Breut ou collabore avec le groupe dÂ’électro-post-rock Oslo Telescopic, ponde une chanson pour Jane Birkin ou des chroniques pour le magazine Epok, interprète Les Enfants du Pirée, de Dalida, ou Chiqué, chiqué, de Christophe, Dominique A, tête de Chéri-Bibi sur âme rimbaldienne, reste singulier. « On me dit souvent quÂ’on ne peut pas écouter mes disques en faisant la vaisselle. CÂ’est vrai, pas plus quÂ’on ne peut lire un livre en faisant autre chose. La chanson est un genre bâtard entre musique et poésie, mais je fais partie des gens qui la sacralisent. »
A ECOUTER : Nouvel album : LÂ’Horizon, Olympic Disk/Wagram (ffff).
CONCERT : Tournée à partir dÂ’avril, le 23 mai à Paris (La Cigale).
Philippe Barbot